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Derrière les pixels féeriques de Stardew Valley

Le jeu vidéo est trop souvent jugé selon des critères de performance. Au lieu de simplement déconstruire Stardew Valley selon la qualité de ses graphismes, le temps de jeu, la bande son, etc., j’aimerais vous donner un aperçu de ce que ce jeu pourrait vous faire ressentir. Que peut-on attendre de l’expérience vidéoludique qu’est Stardew Valley? Quelles sensations? Quel discours et quelles réflexions?

Ce petit bijou, vendu à des millions d’exemplaires depuis son lancement en 2016, est le bébé vidéoludique d’Eric Barone, alias ConcernedApe. Pendant quatre ans, le développeur a travaillé seul et sans relâche, relevant chaque défi qui s’imposait à lui, et ce – en autodidacte. Il a appris les techniques nécessaires pour concevoir chaque petit détail du jeu : graphismes, récit, musiques, programmation, etc. En mettant toutes ses forces et sa passion dans son projet, Eric Barone a montré qu’il était possible de réussir en tant que développeur indépendant. Mais il fallait y croire, il fallait s’y accrocher…

L’histoire de fond de Stardew Valley commence avec notre personnage que l’on peut voir travailler dans son petit « cube » au sein d’une entreprise immense appelée Joja. Une compagnie qui semble privilégier la productivité au détriment de la santé et bien-être des employés.  J’applaudis la petite dose d’ironie dans la cinématique d’introduction, où l’on peut voir une succession de bureaux surveillés par des caméras, avec des individus désabusés travaillant sur leurs ordinateurs. On peut voir sur les murs de l’open space les slogans « La vie est meilleure avec Joja », « Souris. Tu travailles chez Joja ». Seulement, l’illusion est rompue par quelques failles dans le « presque parfait » storytelling corporatiste : une étiquette « viré » collée sur un bureau vide et en fin de file : un squelette avachi sur son bureau. Tout de suite, on s’amuse moins avec Joja.

La vie de bureau chez Joja (cinématique d’introduction de Stardew Valley)

Chez Joja, la vie est meilleure. Jusqu’à ce que le corps et l’esprit ne suivent plus. Jusqu’à ce que l’on soit brisé et dispensable. Congédié ou mort au travail. Voilà ce que l’on peut lire dans la petite scène d’introduction de Stardew Valley. Critique du capitalisme et du profit à tout prix, cela signe le début de l’aventure de notre personnage. A l’issue d’un burn-out inévitable, il ou elle, laisse en arrière le « travail à la chaîne » et déménage à la campagne, à Pelican Town, où son grand-père lui a légué une petite parcelle de terre. Que la nouvelle vie de fermier commence!

A partir de là, il s’agit d’explorer le champ des possibles. Il n’y a pas d’objectif préétabli par le développeur, et les quêtes que l’on reçoit ne sont pas obligatoires. On est face à un « bac à sable » coloré, dans un monde féerique où l’on peut faire ce que notre cœur désire. Dans les limites du gameplay, évidemment. Planter, cultiver, pêcher, cueillir des baies ou des champignons, explorer les mines et combattre les monstres, ne sont que quelques une des possibilités offertes.

Ce qui rend Stardew Valley incontournable dans son genre, c’est la liberté donnée au joueur : de choisir ses activités, de faire ou ne pas faire les quêtes, d’aller à son rythme. De toute manière le jeu est très riche en activités. Cultiver des légumes et des fruits, les transformer en conserves et jus, prendre soin des animaux, puis produire en petite quantité ou en masse : mayonnaise, fromage, caviar, etc. Sans oublier la liberté de création de sa ferme, qui peut être modifiée à souhait à travers diverses recettes de fabrication.

Il est même possible de se sentir submergé si l’on essaie de tout faire simultanément. Une journée dans Stardew Valley commence à 6 heures du matin et finit à 2 heures du matin. Si le personnage tarde d’aller au lit en fin de journée, il se retrouvera le lendemain avec un facture de l’hôpital qui l’aura recueilli pour cause d’épuisement. Il s’agit peut-être d’une métaphorisation de la pensée initiale sur le burn out. Le travail à la chaîne, la productivité à tout prix, le « vouloir tout faire pour avoir toujours plus », tuerait le plaisir du joueur et la santé de son personnage. Le gameplay nous apprend qu’il faut trouver un juste équilibre entre performance et satisfaction. Et puis, au bout de quelques années à la ferme, même sans beaucoup d’effort, on fini par avoir assez d’argent pour créer le terrain de ses rêves.

Exemple de ferme en automne (Capture d’écran récupérée sur le site officiel du jeu)

Stardew Valley est souvent comparé avec Animal Crossing. Seulement, Eric Barone reconnait s’être plutôt inspiré de Harvest Moon, qui l’avait marqué. Sur les forums et les plateformes de ventes les fans coupent la poire en deux en désignant souvent Stardew Valley comme le bébé métaphorique d’Animal Crossing et Harvest Moon. Mais les similarités à un jeu ou autre appartenant au même genre, n’enlèvent rien à sa singularité. Outre les évidentes possibilités ludiques, Stardew Valley est également porteur de discours.

La présence des rhétoriques dans les jeux vidéo n’est pas nouvelle. Seulement la plupart du temps on pense qu’il s’agit des jeux plus sérieux, plus so(m)bres –  Paper Please, This War of Mine, etc. Mais le discours est presque toujours présent, du moment que l’on pense le jeu vidéo comme un moyen d’expression. Il est possible d’y voir dans le gameplay de Stardew Valley une apologie du capitalisme de la même manière qu’Animal Crossing a été perçu par Ian Bogost dans ses travaux*. En effet, la mécanique du jeu consiste à travailler les ressources naturelles (terre, pêche, mine) et les monétiser afin de construire et d’acheter toujours plus. Les relations avec la communauté du village sont également monétisées, puisqu’il suffit de leur faire des cadeaux afin de gagner des coeurs d’amitié. Mais… et ça reste valable pour Animal Crossing également, tout dépend de la façon de jouer de chacun, ainsi que de sa capacité à concevoir même, la possibilité d’une idéologie derrière le gameplay. Or la plupart des joueurs qui jouent à Stardew Valley, veulent simplement passer un bon moment dans un univers coloré. 

Stardew Valley, plus encore qu’Animal Crossing, laisse le choix entièrement à la discrétion du joueur. Là où dans ce dernier, le personnage est dès le départ du jeu, lié par une dette envers un pnj, et est incité à la rembourser en permanence, dans Stardew Valley le récit est posé différemment. Le personnage devient fermier afin d’échapper à la pression de la vie citadine et ne cherche pas spécialement à devenir riche. Il n’a aucune dette, aucune obligation. Devenir reine ou roi de Pelican Town? Agriculteur millionnaire, détruisant le monopole de la machine capitaliste diabolique incarnée par Joja, seulement pour finir par la remplacer? Faire de l’agriculture douce, sans la pression de l’argent? Tout est possible. Le choix appartient au joueur.
Quant à l’intention discursive de Stardew Valley, il n’y pas de position ferme de la part du développeur. Eric Barone a pris soin d’introduire des points de vue pluriels sur des sujets divers, à travers les dialogues avec les pnj. Un bon exemple serait la conversation entre le personnage, le maire et Robine – la charpentière, lorsqu’il est accueilli au village. En regardant sa maison, Robine lui signale qu’elle est en piètre état et lui propose ses services afin de l’améliorer. Elle est immédiatement reprise par le maire, qui lui reprochera de seulement vouloir gagner de l’argent. Il ajoutera d’ailleurs, que la maison est tout à fait correcte. Plus tard, à travers d’autres dialogues, Robine se justifiera en rappelant que faire appel à ses services serait une manière de participer à l’économie locale.

Une ferme de Stardew Valley en été

Rhétorique et mécanique à part, ce qui m’intéresse dans Stardew Valley ainsi que dans les autres expériences vidéoludiques ce sont les sensations qu’elle transmettent. Et dans le cas du jeu de ConcernedApe, à chaque fois que je le lance, c’est comme si je prenais une pilule de bien-être. Il rentre clairement dans la catégorie des feelgoodgames**. Les couleurs vives, la musique et les bruitages, les opérations simples : creuser, planter, arroser, récolter, pêcher, etc. sont un pur plaisir. Le travail d’Eric Barone sur chaque personnage et objet se ressent dans l’émotion transmise à travers son pixel art. Cet univers féerique pouvant être perçu comme naïf, voire comme une approche utopique de la vie à la campagne du point de vue discursif, est en même temps à l’origine de l’émotion artistique / esthétique. Et cet état émotionnel de bonheur et plaisir(s) simple(s) est ce que je recherche quand je commence une partie.

Stardew Valley est une échappatoire à tout ce qui peut être morose dans nos vies quotidiennes. Bourré d’activités sympathiques, des musiques mignonnes, des histoires et dialogues émouvants et surtout d’énergie positive, ce jeu est une invitation à la joie. Et un peu de joie n’est jamais de trop.

*Bogost, Ian. “The Rhetoric of Video Games. » The Ecology of Games: Connecting Youth, Games, and Learning. Edited by Katie Salen.
The John D. and Catherine T. MacArthur Foundation Series on Digital Media and Learning. Cambridge, MA: The MIT Press, 2008. 117–140.

**Si ce tag ou catégorie n’existe pas encore, il serait temps d’en créer une. #feelgoodgames